19. LE PEUPLE DES REQUINS
— Tout ça, c’est la faute aux hommes-dauphins !
Le petit homme nerveux, barbiche au menton, juché sur la table, ne décolérait pas.
— Ces chiens d’hommes-dauphins ont créé le mouvement utopiste qui a contaminé l’esprit de nos enfants et mis en danger notre pays. Les hommes-dauphins sont nos ennemis. Ils se servent de leurs arts, de leur culture, de leur science et de leurs livres pour répandre leur pensée dégénérée !
De rage, le petit homme barbichu tapa du poing contre le mur et martela :
— Ils sont la cause de tous nos problèmes. Il faut les tuer. Il faut les tuer tous autant qu’ils sont. Délivrons notre pays de ce fléau. Débarrassons-en le monde ! Qu’il n’en reste plus un seul de vivant !
Des rires et des lazzi fusèrent alentour :
— Va donc cuver ton vin sur le trottoir, ivrogne !
Sous les huées des autres consommateurs, l’homme à la barbiche se résigna à quitter la taverne tout en jurant qu’il reviendrait mettre le feu à ce bouge déjà contaminé par la pensée pourrisseuse dauphin.
Au début, les harangues de ce petit homme barbichu ne suscitaient que des quolibets et pour finir le lancement de projectiles. Mais le pays des hommes-requins s’enfonçait dans une crise sociale due à une croissance démographique inadaptée à la croissance économique. Une nouvelle classe de pauvres créait une insécurité générale.
Un industriel en métallurgie lassé des conflits à répétition avec ses ouvriers de plus en plus conquis par la pensée égalitaire de l’Utopiste entendit le discours du barbichu dans la taverne. Il le suivit dans la rue.
— Vous êtes un visionnaire. Vous avez repéré la vraie cause et vous proposez la bonne solution. La propagande dauphin a assez fait de mal parmi les naïfs et les ouvriers. Il faut arrêter cette calamité d’une manière ou d’une autre. Croire que les hommes sont égaux c’est bien l’idée la plus stupide qui soit. Ça a donné la révolution en Oursie et leur pays est du coup dans la famine. Et il paraît que les pionniers en territoire dauphin vivent dans la débauche sexuelle permanente. Moi non plus je n’aime pas les dauphins. Je vais vous prêter quelques gars et j’aimerais bien que vous leur fassiez comprendre, à ces étrangers, que ce ne sont pas eux qui vont faire la loi dans notre pays. En fait ce que je vous demande c’est un travail de… nettoyage.
Financé par l’industriel, celui qui se faisait désormais appeler le « Purificateur » commença par attaquer les ouvriers protestataires. Dans les manifestations ses brutes « purificatrices » étaient en première ligne.
Ils se livrèrent à de grands autodafés sur les places publiques. Ils y brûlaient les livres écrits par les hommes-dauphins et tout particulièrement ceux de l’Utopiste, de l’Analyste et du Liéniste, ces derniers étant baptisés par le Purificateur les « Trois Cavaliers de l’Apocalypse ».
Dans les tavernes, protégé par ses sbires armés de barres de fer, le barbichu ne donnait plus prise à la moquerie. Il parlait de plus en plus fort, postillonnant de rage, martelant l’air de son poing, éructant de haine.
— Les dauphins veulent réduire le peuple requin en esclavage, mais ils me trouveront sur leur chemin ! La pensée dauphin est comme l’eau qui rouille le métal, elle rouille les esprits. Elle fait tout pourrir, tout fermenter. Elle prétend parler d’égalité, c’est pour mieux vous asservir, elle prétend parler de liberté, c’est pour laisser se développer en vous les instincts les plus vils, elle prétend parler d’utopie, mais elle nous propose un monde de chaos. Ils se prétendent héritiers de la philosophie du poisson, eh bien qu’on les remette à la mer, ces dauphins ! Et qu’on les y noie !
Ce à quoi la foule répondait désormais par des applaudissements ou des cris : « Mort aux dauphins ! Mort aux dauphins ! » Les quelques audacieux qui risquaient des sifflets étaient aussitôt roués de coups.
Et le barbichu concluait :
— Je vous promets que si vous m’aidez à arriver au pouvoir, il n’y aura plus de pauvres requins qui mendient alors que des riches dauphins paradent. Nous prendrons chez eux l’argent qu’ils ont volé au peuple. Pas un n’en réchappera.
Avec ses hommes de main, le Purificateur attendait devant les temples dauphins pour insulter et frapper tous ceux qui en sortaient. Ils allaient briser les vitrines des magasins censés être tenus par des hommes-dauphins.
Cependant le gouvernement requin, malgré ses difficultés politiques et économiques, ne pouvait accepter autant de violence gratuite. Le Purificateur fut arrêté en tant qu’agitateur de rue. Il resta deux ans en prison où, profitant de son temps disponible, il rédigea Ma Vérité, un ouvrage qui présentait son projet de purification du monde par la mise à mort systématique de tous les hommes-dauphins. Il y définissait ses critères : « Seront considérés comme dauphins tous ceux qui sont nés dauphins, cousins de dauphins, maris ou femmes de dauphins, et ce jusqu’au sixième degré de parenté. Un cousin de cousin de cousin de dauphin est un dauphin et mérite d’être traité en tant que tel. » Le Purificateur proposait l’élimination de tous les utopistes et l’esclavagisation de tous les peuples non requins. « Les étrangers seront sommés d’œuvrer pour la gloire des requins. Ils devront se soumettre ou périr », précisait-il. Il promettait la prépondérance de la pensée et de la culture requins sur toute la planète. Et il concluait afin de rallier les mystiques :
« C’est un message de Dieu que j’ai reçu en rêve et je compte bien le réaliser. »
Au grand étonnement de tous, le livre Ma Vérité connut un grand succès de librairie. Les plus démunis appréciaient l’idée qu’on vole les richesses des dauphins pour les leur donner. Les « purificateurs » offraient de grandes soupes populaires pour récupérer les clochards et les chômeurs oisifs et leur proposer de rallier leur petite milice privée financée par un mécène industriel.
Le Purificateur récupérait aussi les repris de justice. Sa propagande se répandait même à l’intérieur des prisons avant la sortie des détenus. « Votre force et votre courage ont été mal employés jusque-là. Au service de la cause de purification, vous les damnés, vous allez trouver votre rédemption. Confiez-nous votre violence et votre habileté nous en ferons bon usage. »
Les tavernes où on avait ri de ses discours furent incendiées, les autodafés de livres se multiplièrent et les purificateurs chantaient : « À mort les dauphins ! À mort les utopistes ! Vive le grand nettoyage ! »
Après les brasiers de livres, les incendies de temples et les coups de force contre les syndicats ouvriers, les milices du Purificateur passèrent à l’assassinat. Dirigées par d’anciens truands, elles venaient chercher les dauphins chez eux, les tuaient puis se partageaient le butin de leurs appartements. La police était dépassée par le nombre de ces exactions. De plus, le Purificateur ne manquant pas d’admirateurs en son sein, ils mettaient peu de zèle à retrouver les fautifs.
Alors que dans le pays voisin, la Coquie, le président de la République, comme par hasard d’origine lointaine dauphin, proposait un vote sur les droits de l’homme et la proposition d’un désarmement mondial, en Requinie tout allait en sens inverse. L’industriel en métallurgie qui finançait le Purificateur abandonna un instant sa priorité dans l’industrie automobile pour se diversifier dans l’armement. Ses ingénieurs se mirent à plancher sur la construction de nouveaux fusils, de nouveaux tanks, d’avions modernes.
Le mouvement politique Anti-Dauphin se présenta officiellement aux élections démocratiques. À deux reprises il fut mis en minorité mais à la troisième, il obtint une majorité de sièges à l’assemblée. Le Purificateur fut dès lors imposé comme Premier ministre. Du jour au lendemain, grâce à des lois d’exception, les hommes-dauphins furent chassés de toutes les administrations. Il leur était interdit d’accomplir certains métiers considérés comme stratégiques.
Les professeurs dauphins furent tous limogés.
L’accès aux universités fut coupé aux étudiants « mal nés ».
Mais le Purificateur ne s’en tint pas là. Il fit discrètement construire des usines inspirées des abattoirs d’animaux pour déporter puis tuer les hommes-dauphins. Sa haine envers ce peuple était si forte qu’il chercha les moyens de le faire souffrir au maximum par des privations et des humiliations avant de l’achever dans ces usines de mort.
Tout le monde savait mais faisait semblant de ne pas savoir. Aucun pays ne réagit, considérant qu’il s’agissait là d’affaires internes. Surpris par tant de facilité à commettre le pire, le Purificateur annonça qu’il comptait bien poursuivre son œuvre de nettoyage mondial. Au nom de la lutte anti-dauphin, il s’autoproclama empereur des requins et monta une grande armée équipée, grâce à son ami industriel, des dernières trouvailles en matière de moyens de destruction.
Dans un magistral coup de théâtre, il s’allia avec le nouveau dictateur utopiste oursien qui, ayant oublié l’origine dauphin de son parti, annonça qu’il partageait, finalement, les opinions anti-dauphins du petit empereur barbichu.
Le Purificateur, tranquille sur son front est, put alors attaquer avec ses tanks et son aviation moderne les pays voisins à l’ouest et au sud. Il commença par envahir la Coquie, obtenant une victoire facile et rapide devant une armée de coqs dépassée par l’armement moderne des requins.
Puis l’armée requin envahit le peuple des hommes-cochons, le peuple des hommes-loups, le peuple des hommes-mouettes, autant de nations qui semblaient abandonnées par leur dieu. Seul le peuple des hommes-renards cantonné sur son île lui opposa une résistance farouche grâce à sa marine militaire aguerrie.
Certains peuples, voyant le succès des requins, préférèrent se rendre sans combat, ou placer à leur tête un dictateur qui faisait alliance avec le Purificateur. Les communautés d’hommes-dauphins implantées sur ces territoires parfois depuis dix ou vingt générations furent comptabilisées, identifiées, appréhendées, regroupées dans des camps de transit avant d’être déportées vers les usines-abattoirs.
Leurs quartiers étaient brûlés, leurs villages disparurent des cartes.
Le nouvel empereur des requins semblait invincible. Beaucoup se préparaient déjà à son règne planétaire ainsi qu’à l’hégémonie du peuple des requins alors que l’on prévoyait l’anéantissement total de toute la population des hommes-dauphins du monde.
Cependant le Purificateur détestait tellement tout ce qui ressemblait de près ou de loin à une pensée d’origine dauphin, qu’il décida, après avoir vaincu tous les territoires de l’ouest, du sud et du nord, de s’attaquer à son allié de l’est, le dictateur d’Oursie.
Ce dernier, qui était devenu un grand admirateur du Purificateur, fut le premier étonné par l’invasion de ses territoires par son ex-ami personnel. Il encaissa les premières défaites avec incompréhension. Jusqu’au bout il pensait que le Purificateur allait changer d’avis et qu’ensemble ils pourraient massacrer les derniers hommes-dauphins récalcitrants.
L’armée requin s’enfonça donc dans l’immense territoire des hommes-ours comme une aiguille chaude dans du beurre. Les quelques résistants qui tentaient de les ralentir étaient tués dans des mises en scène macabres destinées à frapper d’épouvante. Par la terreur et la cruauté poussée à son comble le peuple des hommes-requins obtenait vite les richesses et le pouvoir.
Au fur et à mesure de leurs avancées sur tous les territoires voisins, les hommes-requins récupéraient non seulement les matières premières et les cultures des pays envahis, mais aussi les savants étrangers qu’ils forçaient à œuvrer pour eux afin de fabriquer des armes encore plus destructrices. Les pays soumis étaient forcés de payer des impôts exorbitants servant à l’effort de guerre et devaient livrer tous les hommes-dauphins qui séjournaient sur leur territoire. Ils devaient en outre fournir tous leurs hommes valides, pour être soit des soldats, chair à canon de première ligne dans l’armée requin, soit des ouvriers esclaves dans les usines d’armement qui tournaient à plein rendement.
Le Purificateur était lui-même étonné de la facilité avec laquelle tout cédait sous sa poussée. « Dieu est peut-être vraiment avec nous et je ne fais qu’accomplir son dessein secret », finit-il par penser. Même l’industriel en métallurgie qui l’avait soutenu, voyant ses profits se multiplier, finit par penser que ce Purificateur était peut-être un homme béni du ciel qui accomplissait un projet indispensable.
La guerre mondiale paraissait dès lors gagnée par le peuple des requins. Et nul ne voyait ce qui pourrait l’arrêter.